Fifty&Me : Vous écrivez : « J’ai préféré écrire en mémoire de mes souvenirs qu’en souvenir de ma mémoire. » Une formule à la fois poétique et vertigineuse. Qu’aviez-vous envie de dire par là ?
Stéphane De Groodt : Pendant que j’écrivais, beaucoup de gens me demandaient pourquoi je faisais mes mémoires à mon âge. Je leur répondais que je ne suis plus un jeune premier, mais aussi que j’ai déjà pas mal de souvenirs… Et surtout, je voulais écrire tant que je pouvais encore me souvenir. Tant que la mémoire était vive. Je ne voyais pas beaucoup d’intérêt à raconter ma vie juste pour dire ce que j’aime ou ce que je n’aime pas. Dire que j’aime les radis ou le soleil, ça n’a pas grand intérêt (sourire). Ce qui m’importait, c’était la manière de le faire. J’ai mis six mois à écrire la première phrase. J’avais besoin de trouver le ton juste. Je ne voulais pas écrire ce livre à un âge où l’on ne fait plus rien, où l’on regarde passer les trains. Parce qu’à ce moment-là, on radote. Et je n’avais pas envie de radoter. Je voulais écrire tant que c’était encore chaud. Tant que j’étais encore en mouvement. Tant que je pouvais raconter les choses avec sincérité, sans filtre. Je n’avais pas envie de me protéger. J’avais envie d’écrire à découvert.
Fifty&Me : C’est un livre très intime. Il y a des passages très forts, très personnels. L’avez-vous vécu comme une forme de thérapie ?
S.D.G. : J’aime dire que l’écriture, c’est une transpiration de l’âme. Et j’ai eu très chaud. Oui, certains passages ont eu sans doute un effet thérapeutique, notamment quand j’aborde le sujet familial. Il y avait des choses que je devais exprimer. Des regrets, des blessures. Mais ce n’est pas une thérapie. C’est une révélation. J’ai découvert, en écrivant, que j’allais plus loin que prévu. Je ne pensais pas parler de certains sujets aussi intimes — la jeune fille au pair, la fin de mon couple… Et quand ces souvenirs-là sont remontés à la surface, je me suis dit : s’ils reviennent, c’est qu’ils font partie de moi. Il fallait que j’en parle. Ce livre, c’est une architecture : ce qui m’a construit, ce qui m’a déconstruit aussi. Je ne voulais pas remettre les choses « sous le tapis ». Je ne ferai pas quinze livres comme celui-là. Alors j’ai voulu qu’il soit vrai.
Fifty&Me : Il y a dans vos mots une forme d’hommage envers ceux qui ont croisé votre chemin…
S.D.G. : Oui. Parce que la vie, c’est une marche. On avance, on fait un pas, deux pas, dix pas… et on laisse des empreintes. Quand on regarde derrière soi, on voit qu’il y a des traces. Et quand il y en a beaucoup, c’est qu’on a avancé. Toutes ces empreintes m’ont permis d’avancer. C’est pour cela que je parle de ceux que j’ai croisés, aimés, perdus. Chacun d’eux a laissé une marque essentielle… Mais si je devais retenir une empreinte, une seule, ce serait celle laissée par mes filles. Le jour où elles sont nées, tout a changé. Elles ont modifié le sens de ma marche. Elles m’ont appris à voir la vie autrement, à aimer différemment, à être plus attentif. Elles ont seize et dix-neuf ans. Elles m’ont appris la patience, la douceur, la tendresse. Elles sont ma colonne vertébrale.
Fifty&Me : Si vous pouviez recommencer, referiez-vous tout pareil ?
S.D.G. : C’est une question que je me pose souvent. Si j’ai emprunté certains chemins, c’est parce que je ne savais pas ce qu’il y avait derrière. Il y avait de la naïveté, de l’élan, une forme d’inconscience aussi. Et c’est ce qui m’a conduit là où je suis. Oui, il y a des routes où je me suis perdu. Mais ces routes m’ont permis d’en trouver d’autres. Et ces détours m’ont aidé à me trouver. On dit souvent qu’ « il ne faut pas avoir de regrets ». Cette phrase m’énerve. Bien sûr qu’on peut en avoir. J’en ai ! Il y a des choses que j’aurais faites différemment. Mais je les aurais faites quand même. Parce qu’on fait toujours ce qu’on peut avec ce qu’on sait, au moment où on le fait. Les erreurs, les ratés, les échecs, tout cela nous construit. On apprend peu de ses réussites. Ce qui nous déconstruit nous construit aussi.
Fifty&Me : Vous dites craindre la non-vie plus que la mort…
S.D.G. : La mort fait partie de la vie. La non-vie, non. C’est quand on ne se projette plus, qu’on ne désire plus rien, qu’on ne s’étonne plus. Être vivant, c’est avoir encore envie. Je vois des vieux qui s’habillent bien pour aller chercher leur pain. Et je trouve ça magnifique. Et à côté, je vois des gens de quarante ans déjà éteints. Ceux-là sont morts bien avant de mourir. La vraie mort, c’est celle du désir. J’ai besoin de projets, de me maintenir en mouvement. Peut-être que c’est une manière d’échapper au vide, je ne sais pas. Mais tant que j’ai envie, je suis vivant. La vie, c’est comme un puzzle. Chaque jour, on cherche une pièce. Et le jour où on ne cherche plus, où on ne se fait plus d’illusions, où on se contente de regarder passer le temps… là, c’est fini.
Fifty&Me : Si vos souvenirs avaient une couleur ?
S.D.G. : Un arc-en-ciel. Parce que la vie n’est pas monochrome. Elle a besoin de toutes ses teintes, même celles qu’on aime moins. C’est ça qui lui donne du relief.
Fifty&Me : Et une odeur ?
S.D.G. : Le mimosa. C’est une odeur liée à une personne, à un moment, à un instant suspendu. J’ai une mémoire sensorielle : les sons, les odeurs, les lumières. Je me souviens du bruit d’une porte, d’une machine à café, d’un parquet qui craque. Ce sont mes madeleines de Proust. Les odeurs, c’est plus qu’un parfum. C’est la mémoire d’un instant, la trace d’une émotion.
Fifty&Me : Et si la vie tenait en un mot ?
S.D.G. : Encore. C’est le mot le plus beau, le plus juste. Tant qu’on peut dire “encore”, c’est qu’on est vivant. Encore un rire, encore un regard, encore un projet. Encore un instant à partager.
Fifty&Me : Mais parlons encore de votre livre…
S.D.G. : Ce livre, c’est une première. D’habitude, je parle d’un rôle. J’ai un masque, un costume, un texte. Là, je n’ai rien. Je suis nu. Et c’est particulier, parce qu’il y a une forme d’impudeur dans le fait de se raconter. Mais c’est aussi une joie. Parce que quand quelqu’un me dit qu’il a ressenti une émotion en me lisant, ça me bouleverse. D’habitude, je suis derrière un personnage. Là, je suis en première ligne. C’est troublant. Je crois que j’ai voulu écrire un livre qui ne parle pas seulement de moi. J’ai cherché à parler de nous tous. Parce qu’on a tous connu la joie, la perte, le désamour. Je voulais que chacun puisse s’y reconnaître, que mes mots résonnent avec la vie des autres.Quand je parle du trauma amoureux, par exemple, je ne raconte pas seulement le mien. Je parle de ce qu’on ressent tous quand l’autre s’en va. C’est ce partage-là que j’ai voulu provoquer. C’est ça, ce livre : un jeu de pistes, un chemin qu’on emprunte ensemble. Un livre sur moi, oui, mais surtout sur nous.

Essai – 208 pages Env. 20€

