De l’art à la mode ?

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La mode traduit l’engouement du moment. L’art s’inscrit dans l’éternité. Et pourtant, la frontière entre les deux est ténue, l’un se permettant de temps en temps une petite excursion dans le domaine de l’autre.

Le Musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam présentait dernièrement ‘The Future of Fashion’, une exposition présentant des œuvres à l’intersection de l’art et de la mode. A Paris, l’exposition de Dries Van Noten au Musée des Arts décoratifs – annexe du Louvre – a connu un succès tel qu’elle s’est vue prolongée… Au Bozar de Bruxelles, « The Belgians. An unexpected fashion story » bat son plein.  C’est dire si les musées, ces temples de l’art, montrent de plus en plus d’intérêt pour la mode. Depuis quand la mode est-elle donc devenue un art plus qu’un artisanat ?

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Styliste ou artiste ?

Pour Karl Lagerfeld, créateur de mode et photographe, l’art c’est de l’art, et la mode c’est de la mode. Mais il ajoute dans la foulée, que l’art et la mode peuvent coexister comme Andy Warhol l’a prouvé. Dans les années 60, Warhol a su marquer de son empreinte la scène de la mode en tant qu’illustrateur chez Harper’s Bazaar et Vogue en mêlant mode, publicité, art, design graphique et feeling commercial. C’est ce qui a donné l’impulsion à son courant pop-art, qui a même débouché sur une véritable ‘souper dress’ : une robe en papier imprimée des conserves de soupe Campbell’s que l’artiste a rendues célèbres.

Pierre Bergé, partenaire (commercial) d’Yves Saint Laurent, nuance lui aussi. Selon lui, la mode n’existe que lorsqu’elle est portée par les femmes. Elle n’a pas d’existence en dehors de cela et donc, ce n’est certainement pas un art. Par contre, il considère qu’Yves Saint Laurent était un artiste. Il fait donc la différence entre les idées du créateur et la robe elle-même.

Chez nous, Christophe Coppens fait clairement la distinction entre mode et art. Des années durant, il a louvoyé entre ces deux mondes. D’une part, il a créé des écharpes, des chapeaux et des accessoires. Certes très beaux, mais sans qu’il soit question d’art selon lui. D’autre part, il s’activait constamment en tant qu’artiste à monter des installations et des maisons de poupées. C’est à partir du moment où il a mis un terme aux activités de sa Maison de mode, qu’il s’est senti suffisamment libre pour se consacrer entièrement à l’art. Et avec succès : sa première installation artistique a d’emblée été exposée au Musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam et une deuxième exposition en solo a suivi à New York. Pour ses œuvres d’art actuelles, Coppens a utilisé ses anciens chapeaux, écharpes et croquis. La mode comme nourriture de l’art. Il a fait exactement comme Helmut Lang, qui a également décidé de métamorphoser ses créations et ses archives de mode en sculptures, en renonçant à la mode pour vivre exclusivement de l’art.

De fructueux échanges

Le mariage entre l’art et la mode date des années 30. L’enfant terrible Salvador Dali, travaillait alors en collaboration avec l’icône de la mode parisienne, Elsa Schiaparelli. Il en a résulté la fameuse robe homard en organza de soie : une longue robe de soirée blanche sur laquelle Dali a peint un homard rouge. Un cas d’école du surréalisme. Schiaparelli se considérait d’ailleurs elle-même comme une artiste. Vingt ans plus tard Andy Warhol lance ses ‘souper dresses’ en papier, suivi par Yves Saint Laurent qui, dans les années 60, présente sa collection Mondrian : des robes droites ornées de formes géométriques de couleur, superbes dans leur simplicité.

Mais la grande percée de l’art-dans-la-mode a eu lieu en 1982, lorsque l’influent magazine Artforum a choisi un modèle d’Issey Miyake pour illustrer sa couverture. C’est ainsi que le célèbre styliste japonais accéda au monde de l’art. On pouvait y voir les prémisses d’une nouvelle tendance. En 1983, l’exposition ‘Yves Saint Laurent, 25 ans de création’ au Metropolitan Museum of Art de New York, organisée par Diana Vreeland, alors rédactrice en chef de Vogue après avoir fait autorité chez Harper’s Bazaar, a marqué un tournant : tout à coup, des stylistes faisaient l’objet d’expositions rétrospectives de leur vivant !

ModeArt 01 - Robe hommage Mondrian, coll haute couture automne-hiver1965 Retrospective Yves Saint Laurent, 22 janvier, Centre Pompidou © Fondation Pierre Bergé - Yves Saint Laurent - photo Guy Marineau

La rencontre avec l’art ne concerne d’ailleurs pas que la haute couture. En 2008, la marque de jeans Levis a collaboré avec Damien Hirst tandis que Tommy Hilfiger tentait l’aventure avec Keith Haring.

L’art comme décor

Si Karl Lagerfeld ne considère pas la mode comme un art, il n’en aime pas moins créer une interaction entre les deux. Pour un défilé de Chanel au Grand Palais à l’automne 2013, il a transformé la grande salle en galerie d’art. Bien que les œuvres exposées n’en étaient pas à proprement parler, toutes s’inspiraient d’icônes de Chanel ou d’authentiques œuvres d’art. Karl Lagerfeld s’en est expliqué : « Ce que je crée ici, c’est l’illusion d’exposer des œuvres de différents jeunes artistes, mais en réalité, tout est l’œuvre d’un seul et même vieil artiste : moi-même ! » A la question de savoir s’il est lui-même un grand collectionneur d’art, il répond « Non, je n’ai pas la place. Car je collectionne les livres. »

ModeArt 03 chanel 1

D’autres capitaines d’industrie du monde de la mode sont devenus des collectionneurs d’art notoires. Chez Hermès aussi on connait l’importance du soin à apporter au décor. Connue depuis des années pour l’aménagement de ses boutiques, la marque Hermès a métamorphosé en 2010 la piscine art déco de l’hôtel Lutetia en la plus spectaculaire des boutiques parisiennes. A cet effet, Hermès a travaillé avec Denis Montel, qui a conçu une série de constructions en bois formant des îlots dans le grand espace ouvert. Des tapis ont été livrés par les artistes américains Janis Provisor et Brad Davis. L’art semble donc bien apporter un excellent complément à la mode.

Quand les stylistes créent leur propre musée

Les stylistes ne sont peut-être pas tous des artistes pur sang, mais leur intérêt pour l’art est réel. En témoignent les diverses collections d’œuvres d’art réunies par certains d’entre eux.

Achille Maramotti, fondateur et propriétaire de Max Mara, a entrepris de déménager ses bureaux dans un espace plus grand en 2003 afin de convertir son ancien immeuble de Reggio Emilia en galerie d’art. Achille Maramotti trouve en effet qu’art et mode suivent un même courant et il s’est composé une importante collection d’art contemporain réunissant des œuvres d’Anselm Kiefer, Francis Bacon, Jean-Michel Basquiat ou Cy Twombly, pour n’en citer que quelques-uns.

ModeArt 05 maxmara Kiefer[1]

En France, Bernard Arnault de LVMH, conglomérat de marques de luxe incluant notamment Louis Vuitton, Dior et Givenchy, imagine pour la Fondation Louis Vuitton, un nouveau bâtiment conçu par Frank Gehry pour abriter sa collection d’œuvres d’art. Toutes les collections qui appartiennent déjà à la Fondation, ainsi que des expositions temporaires d’artistes contemporains, y trouvent leur place et deviennent ainsi accessibles au public. Bernard Arnault considère l’ensemble du projet comme un cadeau aux Parisiens. Il suit ainsi dans la capitale française, les traces de François Pinault, capitaine du groupe Kering, ex-PPR (Gucci, Yves Saint Laurent, Balenciaga, Stella McCartney…) qui, il y a quelques années, recherchait un endroit où installer sa collection d’art en France. Mais face à la montagne de paperasse administrative, Pinault a décidé de se tourner vers l’Italie. C’est ainsi qu’il a ouvert le Palazzo Grassi en 2005, en bordure du Grand Canal à Venise. Quatre ans plus tard, il a investi l’ancien entrepôt des douanes de Venise, longtemps désaffecté mais merveilleusement bien situé, presqu’en face de la place Saint Marc. La Punta della Dogana figure désormais parmi les musées d’art moderne les plus appréciés.

ModeArt 02 Fondation Louis Vuitton @ Iwan Baan, 2014

Who cares ?

Il existe donc clairement un lien entre l’art et la mode, au sens large. Que les créations de mode des stylistes constituent de l’art ou non, les avis resteront partagés, y compris parmi les stylistes eux-mêmes. On a pu s’en rendre compte à New York, lors de l’exposition au Metropolitan Museum of Art : ‘Schiaparelli & Prada: Impossible Conversations’. D’après Schiaparelli, la mode était un art. Et à cet égard, elle renvoyait à sa collaboration avec Dali. Miuccia Prada n’était pas de cet avis. Pour elle, la mode n’est pas un art. Et en fin de compte, c’est elle qui a eu le dernier mot : « who cares ? ». En effet.

Texte : Chris Vermuyten
Parution : Gentleman n° 4
Article paru sur le site web www.gentleman.be



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