seules les bêtes

« Seules les bêtes », un thriller palpitant sur la solitude des Hommes

Depuis Harry, un ami qui vous veut du bien, Dominik Moll s’est fait un nom dans la cour des grands du monde du cinéma. Avec Seules les bêtes, il passe maître dans l’art de faire monter le suspense en proposant un polar efficace et sophistiqué, tel un puzzle sur écran géant. Quelques mots du réalisateur sur son nouveau film noir qui nous en fait voir de toutes les couleurs…

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Seules les bêtes est une adaptation du roman de Colin Niel. Qu’est-ce qui vous a particulièrement séduit dans ce livre ? 

Beaucoup de choses en fait. A commencer par sa singularité. Dans une intrigue excitante et pleine de mystère, le livre explore deux mondes délaissés par la fiction et que tout semble opposer. La campagne française, en l’occurrence les Causses où les éleveurs sont parfois si isolés qu’ils ont du mal à fonder une famille, et à cinq mille kilomètres de là, une métropole africaine de près de cinq millions d’habitants, Abidjan, où certains jeunes rêvent de faire fortune en devenant « brouteurs », c’est à dire cyber arnaqueurs. Colin Niel rend ses personnages si vibrants et attachants que j’avais envie de les voir en chair et en os. Et puis il y a cette structure très particulière du roman, ce récit où chaque chapitre correspond au point de vue d’un personnage différent. Ce qui pourrait n’être qu’une idée formelle raconte quelque chose de profond sur le rapport de chacun des personnages à l’amour… Et produit une jubilation particulière sur la résolution de l’intrigue.

Quelles sont selon vous les vertus de cette structure par points de vue successifs qui est au cœur du film ?

Cette structure crée du mystère et du suspens. A chaque nouveau chapitre se dévoile une couche supplémentaire du récit global, un autre point de vue, de nouveaux éléments, qui apportent un éclairage nouveaux sur ce qui a pu se passer. Cet éclairage créant lui-même de nouvelles zones d’ombre. Cette structure singulière rend aussi le spectateur particulièrement actif. Changer de point de vue peut dérouter un instant mais ça devient vite ludique et excitant. Et l’unité de l’intrigue est toujours préservée, puisqu’il y a toujours le même point d’ancrage : la disparition d’Evelyne Ducat lors d’une tempête de neige, autour de laquelle tout s’articule.

Cette construction reprend ce que Tarantino avait appelé « la structure à la Rashômon », utilisée aussi dans Jackie Brown ? 

En effet, mais dans le film de Kurosawa, on a trois interprétations différentes d’une même histoire. Dans Seules les bêtes, les points de vue sont incomplets, s’imbriquent les uns dans les autres, et ne couvrent pas forcément la même période. Par exemple, dans la troisième partie avec Evelyne et Marion, on repart en arrière. Cette construction rend le récit plus ludique et plus complexe que si on avait été exactement dans le même espace-temps à chaque chapitre.

Le causse Méjean revêt une cinégénie particulière. Cet élément était-il important dans la décision de transformer le roman en film ? 

Oui, essentiel même. J’y avais séjourné deux fois et à chaque fois j’avais été frappé par le potentiel cinématographique de ces paysages. Le plateau du causse a quelque chose de très particulier, cette immense étendue désertique cernée de gorges lui donne un côté forteresse naturelle, seulement accessible par de petites routes aux virages en épingle à cheveux. (…) Ces paysages sous la neige sont bien sûr très cinégéniques, mais ils renvoient surtout à ce que sont les personnages.

Les personnages sont tous différents, singuliers, mais réunis par un point commun : l’envie puissante d’échapper à leur quotidien, et leur aveuglement quant à l’objet de leur désir. Seules les bêtes est-il un film pessimiste ou simplement lucide sur la rencontre amoureuse ?

Il y a beaucoup d’idéal chez chacun des personnages. Ils sont portés par le désir d’aimer et d’être aimé. Leur quête est active. Elle peut certes paraître parfois très bizarre ou ridicule, mais eux veulent toujours y croire. C’est leur idéal. Il y a évidemment une cruauté dans le fait qu’ils se trompent tous. C’est un aspect de comédie noire. Une ironie qui rend cette noirceur à la fois terrible et jubilatoire.

La dimension politique du film était-elle intentionnelle ?

Seules les bêtes est d’abord un film noir, un mystery thriller comme diraient les Anglo-Saxons. Mais tourner à Abidjan, montrer ces jeunes dans leur désir de richesse, montrer aussi l’isolement d’un certain monde rural en France, mettre ces deux mondes face à face aujourd’hui… tout cela a bien sûr une dimension politique. Que l’on soit sur le causse ou à Abidjan, au-delà des inégalités économiques, chacun recherche un idéal. Mais malgré le réseau internet qui désormais relie potentiellement tous les individus de la planète, le paradoxe du « si loin – si proche » ne cesse ne se creuser. Nous sommes peut-être de plus en plus proches… et de plus de plus en plus loin.

Damien Bonnard est un comédien très demandé de la génération quadra découverte il y a quelques années.

Il s’est imposé naturellement. Il dégage une noirceur, une folie étrange et contenue qui colle parfaitement au personnage de Joseph. Il réussit à incarner à sa manière une réalité des régions rurales isolées où vivent beaucoup de célibataires qui n’ont pas eu l’occasion d’avoir de vie affective. Joseph transcende cette misère affective de façon assez inattendue !

 Valeria Bruni Tedeschi est moins fantasque que d’habitude, comme contaminée par le genre film noir…

C’est une comédienne que j’aime beaucoup. Dans ses films elle joue avec brio et beaucoup d’humour des personnages qui sont assez proches d’elle. Pour Seules les bêtes, je voulais qu’elle crée un personnage plus éloigné d’elle, sans doute plus dur. Evelyne est dans le contrôle, elle ne veut pas se laisser déborder par ses sentiments. Elle a sans doute une fêlure, mais comme le disait Valeria lors des lectures : « cette fêlure, je n’ai pas besoin de l’appuyer, car je la porte en moi, elle transparaîtra quoi qu’il arrive ». C’est exactement ce qui s’est passé. Je la trouve bouleversante.

Comment lire le titre : Seules les bêtes ?

C’est une très bonne question ! C’est un titre qui m’a toujours plu par sa beauté mystérieuse, et chaque fois que je croise Colin, l’auteur du roman, j’oublie de lui demander quel en est pour lui le sens exact. Il y a bien sûr la présence des bêtes dans le film, et peut-être sont-elles les seules à savoir ce qu’il s’est réellement passé cette nuit de tempête… Dans le scénario, Cédric, le gendarme, philosophait sur le regard des bêtes, il se demandait ce qu’il se passait dans leur tête quand elles nous regardent : « on ne sait pas si elles sont stupides ou juste désolés de nous voir… ». Peut-être faut-il préserver la beauté de ce mystère et laisser chacun y voir sa propre interprétation.

« Seules les bêtes », au cinéma le 1er janvier 2020.


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