La ruée vers l’art

Reading Time: 7 minutes

Christie’s et Sotheby’s vous font rêver ? Faisons le point sur un marché de l’art où le contemporain tient incontestablement la vedette.

Ceux qui pensaient le moment venu de se débarrasser de Warhol devront probablement revoir leur copie. Andy, le maître du verre non consigné, disposé à troquer la Joconde contre une boîte de soupe, continuera longtemps encore à troubler les rêves des collectionneurs avec des cotes étourdissantes. En mai dernier, Race Riot, une œuvre traitant des émeutes raciales en Amérique, a atteint la barre des 63 millions de dollars (48 millions d’euros) chez Christie’s, à New York. On pouvait dès lors se demander ce qui allait se passer le 12 novembre quand, au siège de la Rockefeller Plaza, à l’occasion de la vente d’art contemporain la plus importante de la saison, la major britannique allait présenter un cocktail super-énergétique ponctué par deux œuvres glamour, le portrait multiplié par trois d’Elvis Presley et la photo de Marlon Brando chevauchant sa moto Triumph répétée à quatre reprises. S’agissant des stars les plus célèbres du panthéon masculin warholien, le risque était bien réel de les voir désormais dépasser le couple formé par Marilyn et Liz. La mise à prix globale pour Triple Elviset Four Marlons était supérieure à 130 millions de dollars (100 millions d’euros). Pas mal pour les actuels propriétaires, qui avaient acquis les œuvres à la fin des années 70 pour moins de 200.000 dollars (un peu plus d’un million de dollars actuels, en termes de pouvoir d’achat) avant de les installer dans la salle principale du casino d’Aix-la-Chapelle, en Allemagne. Les jeux sont donc faits pour ces Warhol dont la valeur a été multipliée par 50 en l’espace de 25 ans.

Warhol - Elvis Marlon © 2014 The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. Artists Rights Society (ARS), New York

Damien Hirst perd des plumes

Si la bulle spéculative de 2008-2009 a laissé derrière elle quelques victimes illustres (la plus connue étant certainement Damien Hirst qui, depuis la fin de la décennie écoulée, a perdu plus de 40 % de sa valeur), l’art contemporain reste sans conteste le secteur qui mène la course aux investissements. « Il ne fait aucun doute que l’intérêt, également dans le chef des nouveaux acheteurs, se porte essentiellement sur l’après-guerre », affirme Steven Murphy, ex-administrateur délégué chez Christie’s. « Rien que lors de la vente new-yorkaise de mai dernier, notre société a encaissé 744,9 millions de dollars (575 millions d’euros), le total le plus élevé de l’histoire. De tels résultats ne peuvent s’obtenir que grâce à l’implication des grandes collections qui proposent des œuvres au pedigree impeccable, souvent inédites pour le marché. »

En ce sens, le lot de 44 peintures provenant du musée viennois créé par les époux Agnès et Karlheinz Essl – qui, pour assurer la survie de leur institution, ont décidé de sacrifier une partie d’un patrimoine constitué de plus de 7.000 œuvres – s’avère particulièrement significatif. Une vente aux enchères proposée chez Christie’s Londres offrait une occasion unique de réfléchir sur la peinture allemande et autrichienne des années 80, avec des maîtres déjà très affirmés et chers comme Gerhard Richter ou Sigmar Polke, aux côtés de Neo Rauch ou Albert Oehlen, protagonistes de la dernière génération, ou de révélations tardives comme l’Autrichienne Maria Lassnig, disparue en mai à l’âge de 95 ans, moins d’un an après s’être vu décerner le Lion d’Or pour l’ensemble de son œuvre à la 55ᵉ Biennale de Venise. Pour elle, artiste dérangeante, féministe avant la lettre qui, dès 1948, parlait déjà de « conscience de son propre corps », le marché est en passe de s’ouvrir et il était sans doute intéressant d’acquérir aux enchères un de ses portraits aux tons expressionnistes pour un montant compris entre 120 et 180.000 livres sterling (150/225.000 €).

Entre 25.000 et 35.000 euros

Le système, cependant, joue souvent à cache-cache avec l’histoire, en étant capable de porter au pinacle un Peter Doig, pur héritier des impressionnistes qui coûte désormais plus que Canaletto, en oubliant l’un des pères historiques de l’art moderne, Emmanuel Rudzitsky dit Man Ray qui, avec Marcel Duchamp, a modifié radicalement la pensée artistique en détournant l’attention de l’objet au bénéfice de sa fonction, souvent imprévisible et anarchique. Le 15 novembre, Paris, sa ville d’élection, a consacré au maître dadaïste (dont la Villa Manin de Codroipo, à deux pas d’Udine, propose une expo personnelle au fil de 250 œuvres jusqu’au 11 janvier) une vente aux enchères organisée par Sotheby’s et proposant plus de 300 lots provenant directement du Man Ray Trust. Un ensemble allant des photographies aux bijoux en passant par des films, des peintures, des jeux d’échecs et divers objets d’art, et assorti, de manière très surprenante, de mises à prix ne dépassant presque jamais les 40.000 euros – une affaire, au fond, pour qui souhaite se détacher des conventionnalismes et des règles asphyxiantes du show-business. Pour un génial objet d’affection comme Ce qui manque à nous tous – en l’occurrence, une longue pipe surmontée d’une bulle de verre transparent qui, si elle avait été réalisée en grandes dimensions par Maurizio Cattelan ou Ai Weiwei, serait devenue une icône de la modernité -, il suffisait a priori d’investir une somme comprise entre 25 et 35.000 euros.

Fontana la star d’Italia

Puis, parfois, il suffit de lancer les dés pour découvrir une œuvre d’art. C’est ainsi que, sous les auspices de Sotheby’s qui organisait à Londres la célèbre « Italian Sale », la vente aux enchères qui chaque année célèbre le made in Italy, était proposée une tapisserie d’Alighiero Boetti dans laquelle l’artiste recompose les Tables de Pythagore en créant une tour de Babel divertissante et provocatrice faite de lettres et de chiffres. Pour emporter chez soi cette critique implicite de la finance créative, il fallait prévoir de débourser entre 1 et 1,5 million de livres sterling (1,2/1,9 million d’euros). Comme dans toute vente italienne qui se respecte, il fallait aussi évidemment compter avec Lucio Fontana, dont Sotheby’s proposait, à 2,2/2,8 millions de livres sterling (2,8/3,5 millions d’euros), un Concetto spaziale de 1964 où les 11 entailles sur fond blanc et brun, sont, chose plutôt rare, disposées sur deux rangées.

Lucio Fontana - Concetto Spaziale, Attese (11 tagli)

Lors de son « Italian Sale », Christie’s misait en revanche sur une autre star de l’art italien, Alberto Burri, dont on célèbre en 2015 le centenaire de la naissance avec, en point d’orgue, une grande rétrospective au Guggenheim de New York. Ici, les investisseurs se sont mesurés pour acquérir une Combustion plastique de 1956, annoncée à 1/1,5 million de livres sterling (1,2/1,9 million d’euros), le contrepoint étant une fois de plus assuré par Boetti avec une Colonna de 1968, constituée d’un empilement de feuilles de papier maintenues ensemble par deux tiges de fer. L’ironie à l’égard de l’histoire ressort des « milliers et milliers de feuilles qui composent cette colonne réalisée à Turin en soixante-huit, loin de la fureur et du vacarme de la contestation », comme l’écrivait lui-même Boetti. Aujourd’hui, le marché prend cet artiste très au sérieux et pour la Colonna, qui ne saurait être laissée à l’extérieur, la mise à prix était de 1,5/2 millions de livres sterling (1,9/2,5 millions d’euros). « Au niveau international, la demande pour l’art italien ne cesse de croître, et elle se concentre en particulier sur les années 60 », affirme Bill Ruprecht, patron incontesté de Sotheby’s dont il occupe les fonctions de président et d’administrateur délégué. « Dans de nombreux cas, les collectionneurs sont arrivés avant les musées, comme le démontre la redécouverte de Burri, antérieure à l’exposition au Guggenheim. »

Collectionneurs 

Autre carte maîtresse pour la société de Ruprecht, la vente, en novembre dernier, des biens de Rachel Lambert Mellon, disparue il y a peu à l’âge de 103 ans. Son patrimoine était immense, à l’instar des collections réunies aux côtés de son mari, le financier Paul Mellon, l’un des plus grands collectionneurs au monde, co-fondateur de la National Gallery de Washington, défenseur de l’impressionnisme et propriétaire à ce titre de plusieurs chefs-d’œuvre de Paul Cézanne, Édouard Manet et Edgar Degas. Madame Mellon ne s’étant pas contentée de regarder, les 2.000 objets, entre peintures et bijoux, qui furent proposés à New York représentaient une valeur totale de 100 millions de dollars (77 millions d’euros). Une partie importante de ce chiffre revenait à Yellow, Orange, Yellow, Light Orange, une composition de Mark Rothko proposée le 10 novembre à 20/30 millions de dollars (15/23 millions d’euros), et face à laquelle on a la sensation physique d’assister à la modification de la lumière au fil de la journée. Les 20 et 21 novembre vint le tour des bijoux, dont un rarissime diamant bleu de 9,75 carats monté sur platine, estimé au départ à 10/15 millions de dollars (8/11 millions d’euros). Un prix étourdissant ? Pas de souci : ceux qui ne pouvaient renoncer à posséder un bijou de madame Mellon ont sans doute pu jeter leur dévolu sur les créations Van Cleef & Arpels, Cartier et Tiffany également disponibles à moins de 20.000 dollars (15.000 euros).

9245 Rothko - Untitled (Yellow, Orange, Yellow, Light Orange)

Et entretemps sur eBay…

 « En présence d’œuvres exclusives, d’une qualité absolue, la clientèle disposée à payer des prix très élevés est en constante croissance. Pour 51 %, notre chiffre d’affaires est réalisé sur la base de ventes dépassant le million de dollars », explique Steven Murphy. Ce sont assurément des collectionneurs de cette catégorie qui se sont disputé deux des chefs-d’œuvre les plus convoités de la saison, à savoir Le Printemps d’Édouard Manet et un paysage romain peint par William Turner, tous deux présents dans la même collection depuis plus d’un siècle. Le portrait magistral du maître impressionniste a été mis en vente chez Christie’s New York avec une estimation de départ de 25/35 millions de dollars (19/27 millions d’euros), et la vue sur la Ville éternelle, chez Sotheby’s Londres, partira avec une évaluation initiale de 15/20 millions de livres sterling (19/25 millions d’euros). La peinture de Turner avait été achetée pour la dernière fois en 1878 par le premier ministre britannique de l’époque qui avait alors déboursé la somme record de 6.000 livres sterling. Mais que faire aujourd’hui si l’on a cette même somme en poche ? Avant de jeter l’éponge, on peut désormais choisir de tirer parti de la plate-forme numérique d’eBay avec qui Sotheby’s a récemment conclu un accord stratégique. « Nos ventes, affirme Ruprecht, seront en mesure de toucher 10 millions d’acheteurs accédant directement à un nouveau site spécifiquement conçu sur eBay. Il sera très intéressant de comprendre ce que cela signifie pour le marché de l’art qui, ce faisant, s’étendra d’une manière jamais vue auparavant ». La révolution est donc aux mains des petits Rockefeller, prêts à envahir le web…

www.christies.com
www.sothebys.com


Texte : Alberto Fiz
Parution : Gentleman n°5 – Automne / Hiver 2014-2015
Article publié sur le site www.gentleman.be


© Fiftyandme 2024