Alchimiste des matières

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La création de parfums ne réside pas dans la simple illustration de la nature, mais dans l’interprétation, la transposition personnelle et émotionnelle, comme l’explique Christine Nagel, nouveau parfumeur suisse de la maison Hermès, qui tort les accords et secoue nos a priori olfactifs. Rencontre en odorama.

Par Isabelle Blandiaux 

En quoi les contraires vous inspirent-ils, comme dans votre nouveau parfum, Galop d’Hermès, où vous avez travaillé la rose et le cuir en dichotomie ?

Je n’ai pas inventé ce concept. La nature est très forte en matière de paradoxes et c’est une magnifique source d’inspiration. Prenez par exemple la dualité de la rhubarbe dans ses couleurs, ses odeurs, ses textures comme dans L’Eau de Rhubarbe Écarlate. J’aime les contraires parce qu’ils apportent des rythmes, des cassures dans une fragrance.

Comment avez-vous abordé cette articulation entre l’animal du cuir et le floral de la rose ?

J’ai voulu rendre le cuir très souple et féminin alors qu’il est en règle générale considéré comme masculin et raide, et puis rendre la rose plus forte alors qu’elle est souvent dans la douceur. Techniquement, cela m’a pris énormément de temps de faire en sorte que le cuir ne domine jamais la fleur, qu’il y ait une danse où l’un et l’autre se révèlent tour à tour. J’aime transformer la matière. C’est une alchimie. Un jour, je ferai un bois liquide. Cela me plaît de travailler les overdoses. Si on mesurait les mains des sculptures de Rodin, on constaterait qu’elles sont disproportionnées par rapport au reste du corps. Cette exagération est voulue. Avec des mains ou des pieds plus grands, on a une accentuation de la naturalité. La statue paraît plus vivante. En parfumerie aussi, forcer le trait sur un élément permet de donner une notion plus forte de mouvement, de vivant. J’aime rajouter un côté poétique. Une simple infusion de cuir aurait été trop littérale.

La parfumerie est très marquée par les clichés de genres. Avez-vous voulu montrer la féminité d’un point de vue différent ?

Galop est ma vision d’une féminité intrépide, indépendante, affirmée, qui met le pied à l’étrier de sa vie et qui en prend les rênes. Je pense que beaucoup de femmes ont ces qualités-là aujourd’hui. Une sensualité dans une féminité souple et forte à la fois. En visitant les caves chez Hermès, un lieu très secret, protégé, j’ai touché des centaines de cuirs. Un en particulier a retenu mon attention : le cuir Doblis. La première chose à me venir à l’esprit en le touchant ? Sentir que ce cuir est féminin, alors que du point de vue du parfumeur, il est masculin.

En tant que femme, accéder au métier de parfumeur dans un milieu jusqu’ici très masculin, a été compliqué ?

Chimiste dans un labo de recherche chez Firmenich, j’ai découvert le métier en voyant par ma fenêtre Alberto Morillas (nez célèbre de Must de Cartier, Byzance, CK One, Pleasures, Acqua Di Gio, Flower by Kenzo…) faisant sentir des parfums sur la peau de femmes qui travaillent avec lui. C’est le bonheur dans leurs yeux qui m’a donné envie de devenir parfumeur. L’élément déclencheur a aussi été le fait qu’on m’a dit ‘non’. On m’a dit qu’il était impossible pour moi de faire l’école de parfumerie parce que j’étais une femme et je n’étais pas fille de parfumeur grassois. L’ironie, c’est que ce métier a changé de sexe : aujourd’hui, dans les écoles, il n’y a que des filles. Cela m’amuse un peu. Comme cette porte-là était fermée, j’en ai trouvé une autre : la chromatographie consiste à analyser des parfums complets et à en refaire les formules pour comprendre les structures des produits du marché. Ce n’était pas du tout artistique mais très technique. Aujourd’hui, cela me donne plus d’aisance et une approche à part pour aller plus loin dans la création.

On vit dans un monde hyper formaté. Quand on sent des parfums très anciens, on se dit que notre société est décidément très différente de ce qu’elle a été. Doit-on réapprendre à sortir du cadre en parfumerie, selon vous ?

J’espère beaucoup que Galop aura du succès parce que pouvoir sortir sur le marché une note cuir rose sans aucune note caramel à l’intérieur, c’est énorme. Si le succès est au rendez-vous, d’autres pourront s’engouffrer dans cette voie. Créer une fragrance, c’est une responsabilité pour le futur. L’espoir d’arriver à casser des habitudes navrantes pour la parfumerie me pousse à prendre des risques.

Via sa collection Hermessence, Hermès a été le précurseur du retour à la matière première dans les parfums. Pourquoi ?

Beaucoup d’autres maisons ont pris cette direction, ont sorti des collections où elles osent proposer des jus différents, plus segmentants. La démarche a sa limite parce qu’il faudrait passer à l’acte avec des produits pour un plus large public. La maison Hermès est allée sur ce terrain-là, parce que la matière est au coeur de tous ses univers. Les artisans parlent avec la main, le toucher, la matière.

Quelles sont vos matières de prédilection ?

Il n’y en a aucune que je déteste, j’aime m’approprier la matière, la travailler, la malaxer, la dompter jusqu’à ce que je puisse lui faire faire ce que je veux, la faire changer d’état. J’aime autant les matières premières naturelles que celles de synthèse. C’est comme un créateur de mode qui n’utilise pas que de la soie sauvage et du lin mais qui parfois y ajoute des fibres artificielles pour obtenir des textures et des volumes différents.

Quels sont les souvenirs olfactifs marquants de votre enfance ?

Comme j’ai un nez tout le temps en alerte, je fais de belles découvertes dans ma vie. Si je reviens très loin en arrière, je me souviens très bien de mon premier moment de plaisir olfactif : j’ai un petit frère qui a 10 ans de moins que moi et quand il est né, ma maman italienne le talquait avec un talc qui sent l’héliotrope : Borotalco. J’adore tellement cette odeur que j’en ai toujours un flacon sur mon bureau. C’est un peu mon doudou.

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Article publié dans le Psychologies 


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