Michel Guérard, un précurseur en son Eden épicurien

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S’il est en France une destination plus épicurienne que toute autre, c’est bien celle d’Eugénie-les-Bains, là où sommeille l’univers magique fait de luxe et de volupté, du chef triplement étoilé, Michel Guérard. Créateur de la Grande Cuisine Minceur® et l’un des fondateurs de la Nouvelle Cuisine, Michel Guérard nous a accordé une interview des plus passionnantes. Un dialogue exclusif – et donc rare – avec l’un des plus grands concepteurs de la gastronomie française contemporaine.

Par Joëlle Rochette
Photos d DR – Michel Guérard – Les Prés d’Eugénie

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Aujourd’hui, dans les Landes, à quelques kilomètres de Bordeaux et de Biarritz, Michel Guérard et son épouse Christine, orchestrent un véritable bijou de destination « bien-être », voire plus encore, de destination épicurienne par excellence : Les Prés d’Eugénie.

Tout à la fois Relais & Château, maison de bouche aux trois étoiles Michelin, spa thermal et même Institut de formation culinaire, l’univers du célèbre couple s’articule autour d’un monde dédié à la gastronomie. Vous aurez deviné qu’ici luxe et volupté, dépaysement paysager et raffinement culinaire convolent merveilleusement en justes et jolies noces, tout au long de l’année.

Chef emblématique depuis plus de quatre décennies, vous êtes le père fondateur de la Grande Cuisine Minceur® et avez ainsi révolutionné la gastronomie française héritée d’Escoffier. Comment cela s’est-il passé ?
A une certaine époque, il y a presque cinquante ans aujourd’hui, j’ai commencé, comme d’autres amis chefs de cuisine gastronomique à m’ennuyer en cuisinant à la façon d’Escoffier. Nous avions envie d’être plus innovants, plus créatifs. Nous avons alors débuté ce que plus tard on a appelé la Nouvelle Cuisine. Parallèlement, j’avais envie d’aborder la cuisine sous un angle plus sain, davantage axé sur la santé, l’équilibre et le bien-être du corps. Je suis passé par de grandes maisons de bouche dont l’Hôtel Le Crillon à Paris (section pâtisserie) et par la suite, j’ai ouvert ma propre enseigne. Parallèlement, j’ai eu l’occasion d’ouvrir un snack de qualité à côté d’un coiffeur. Le snack a tout de suite proposé des préparations « minceur » ce qui convenait parfaitement aux clientes de mon voisin coiffeur. C’était à l’époque un réel défi que de faire manger sainement, équilibré et, surtout, goûteux !

Ensuite, ce qui a été un autre déclencheur, j’ai rencontré Christine qui était la fille du propriétaire de la Chaîne Thermale du Soleil. Elle vivait à Eugénie-les-Bains et s’occupait, avec son père, du Domaine qui est aujourd’hui le nôtre. Après l’avoir épousée, c’est tout naturellement que j’ai apporté ici, aux Prés d’Eugénie, ma Grande Cuisine Minceur®. Depuis nous n’avons plus jamais cessé de développer les lieux, les activités et les multiples offres que nous proposons à nos hôtes, curistes ou simples gastronomes attentifs à leur équilibre alimentaire.

Vous n’avez jamais songé à devenir médecin nutritionniste ?
J’aurais aimé devenir médecin mais au sortir de la guerre cela n’a pas été possible pour moi. Mes parents étaient bouchers en Normandie et mon père parti à la guerre avait dû laisser mon frère travailler avec maman. J’ai moi aussi dû abandonner l’école très tôt pour en faire autant.

Cette histoire de cuisine « santé » est quelque chose de vieux comme le monde ; cela a toujours existé. D’ailleurs, on m’a un jour offert un livre édité en 1789 : « la cuisine de santé » de Jourdan Lecointe qui était médecin. Il s’y étonnait, déjà à l’époque, que l’on continue de faire la cuisine comme on la faisait aux siècles passés alors que cette cuisine-là détruisait la santé. Par ailleurs, Brillat-Savarin, disait, lui aussi, que l’on n’est jamais parvenu à mettre en route une cuisine qui pourrait rendre service à la santé et qui coûterait moins cher à la sécurité sociale.

En fait, je pense que derrière cette approche, il y a l’éducation, qu’elle soit parentale ou nationale qui doit jouer un rôle primordial. De la même manière que l’on apprend aux enfants à marcher, il faudrait leur apprendre à manger !

Quelle est votre opinion sur l’alimentation aujourd’hui, sur les diverses crises alimentaires que nous connaissons régulièrement ?
Né en 1933, j’ai traversé pas mal de périodes « alimentaires », de façons de se nourrir, de s’achalander et de cuisiner. Ceci dit, je vais peut-être vous surprendre, mais je trouve que l’on mange mieux qu’il y a 70 ans. Je me souviens qu’à l’époque la plus grande épicerie de France offrait 200 produits à tout casser, alors qu’aujourd’hui on en a des quantités impressionnantes à notre disposition.

On a tenté de mieux nourrir le peuple sans qu’il ne perde son pouvoir d’achat. Il y a bien sûr une différence entre un saumon sauvage et un d’élevage mais la plupart des gens aujourd’hui et chez nous peuvent s’en offrir, même occasionnellement. Ceci dit, le plus grand problème reste celui du coût des marchandises, des prix pratiqués, souvent trop élevés pour la plupart des gens. Alors comment convaincre le monde agro-alimentaire de changer quelque chose ? Vaste programme !

cuisine-web-1Quant au bio, plus sain pour notre santé, s’il est normal qu’il soit plus coûteux, encore faut-il que l’on ait l’assurance d’avoir du vrai bio ; ce qui n’est pas gagné ! Parallèlement, je dois reconnaître que beaucoup de personnes ont pris de mauvaises habitudes en achetant des plats préparés, des sachets de salades prêtes à l’emploi. Faute de temps sans doute, ces personnes n’achètent plus les légumes entiers, qu’il faut laver et découper soi-même ce qui n’est pas bon du tout.

Avec votre grande expérience, votre approche du terroir au cœur même de votre Domaine des Prés d’Eugénie (comprenant potager, produits de la ferme et du vignoble voisins), quels conseils donneriez-vous à nos lecteurs ?
Près de chez nous, nous avons effectivement la chance d’avoir une ferme d’élevage et de production  qui fait tout. C’est donc précieux pour nous mais je sais que tout le monde n’a pas cette chance.

Le conseil que j’aurais donc envie de donner : sortez-vous de ce système, refaites les choses vous-même. Réapprenez à aller au marché, à aller voir les petits producteurs au plus près de chez vous et prenez du temps pour cuisiner et préparer de bonnes choses pour ceux qui vous sont proches et que vous aimez. Et surtout, nourrissez-vous sainement en employant au maximum des légumes et des fruits, des fibres qui sont indispensables à notre bon équilibre nutritionnel, à notre santé.

En 2013 vous avez créé votre école de formation en « cuisine santé » pour professionnels et pour amateurs. Ce projet est-il une suite logique de votre carrière et comment l’avez-vous envisagé ?
Il est né suite à une conversation avec la précédente Ministre de la Santé, Roselyne Bachelot. Nous étions quelques-uns à être reçus en son cabinet pour dialoguer autour de l’intérêt du thermalisme en matière de santé. Le thermalisme est considéré comme outil thérapeutique mais il peut aussi être employé comme prévention en matière d’équilibre alimentaire, d’éducation au « bien manger » sain et équilibré. J’ai donc parlé à la Ministre de mon projet d’ouverture d’école de santé par la cuisine et elle s’est d’emblée montrée très intéressée. Elle m’a donc encouragé à poursuivre mon projet et m’a aidé à mettre sur pied un comité d’accompagnement, de pilotage. Celui-ci va déboucher sur un livre blanc, auquel participent de grandes personnalités scientifiques tels des diététiciens, nutritionnistes, diabétologues, cardiologues. C’était un apport formidable de la Ministre de la Santé et j’avoue que nous avons ainsi réuni la crème de la crème !

Cuisine-web-2Actuellement, l’idéal que j’aimerais atteindre avec cet institut serait de mettre en place un diplôme interuniversitaire pour que les professionnels de la santé (des entreprises à caractère sanitaire ; cliniques, hôtels pour personnes âgées ; collectivités – cantine scolaire…), des gens venus des quatre coins du monde, comprennent ce qu’est la cuisine saine et équilibrée ; une cuisine goûteuse mais jamais ennuyeuse. Parallèlement, j’ai aussi un projet de cours ponctuels pour ceux qui veulent en connaître davantage sur la cuisine de santé des séniors.

J’espère que cela s’élargira et qu’il y aura d’autres écoles similaires qui seront créées à l’étranger car la nutrition est devenue un problème mondial.

Une école de cuisine de santé, est-ce l’avenir de notre gastronomie ?
Tout cela, l’école et son approche culinaire, veut dire que l’on est en train de créer les cuisiniers du XXIᵉ siècle. Parce qu’à ces cuisiniers-là on donne les modes de préparations de notre cuisine actuelle et de demain. A ces modes, sont ajoutés des cours de diététique et de nutrition. Ce qui ne se fait pas assez dans les écoles hôtelières traditionnelles actuelles. C’est incompréhensible.

Enfin, à 83 ans, comment gardez-vous une si belle forme physique ?
Je me maintiens en forme par ma cuisine équilibrée, bien sûr. Mais le travail y est aussi pour beaucoup. J’ai la chance de pouvoir encore travailler à ce qui me passionne, de continuer à relever des défis, d’être très bien entouré et de vivre dans un bel environnement au vert, sain, équilibré et naturel. C’est aussi tout cela qui me permet de vivre pleinement. Et puis, malgré les difficultés que l’on peut rencontrer, il ne faut jamais se laisser influencer par des discours pessimistes et il ne faut pas oublier que la vie est formidable !



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