« Au Nom de la Terre »: une saga familiale bouleversante avec Veerle Baetens et Guillaume Canet

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« Au nom de la terre » est né de votre propre histoire : Guillaume Canet interprète le personnage principal, Pierre, directement inspiré de votre père agriculteur.

Le film est tiré de mon vécu. Je suis descendant d’une longue lignée de paysans, fils et petit-fils de paysans, tant du côté de ma mère que de mon père. Christian Bergeon, mon père, s’est installé comme agriculteur en 1979 avec l’envie et la passion du métier. Avec ma mère, ils ont beaucoup travaillé pour que ma sœur et moi vivions une jeunesse heureuse à la ferme. « Au nom de la terre » est une saga familiale qui porte un point de vue humain sur l’évolution du monde agricole de ces 40 dernières années.

La famille joue un rôle presque prépondérant dans ce film : tous les événements sont vus à travers son regard…

C’est un autre éclairage que celui des « Fils de la terre » ou que celui qu’en a tiré Elise Noiraud dans la pièce du même nom. Je tenais à montrer l’amour qui lie les quatre membres de cette famille. « Au nom de la terre » est d’abord une saga familiale où chacun, qu’il appartienne ou non au monde rural, peut se reconnaître.

Durant toute la première heure, on éprouve effectivement le bonheur de ces gens qui travaillent dur mais qui sont liés par un incroyable ciment où la tendresse se marie à un certain art de vivre…

Claire, la maman, et Pierre, le père, travaillent tout le temps mais Thomas, leur fils, aide dès qu’il le peut à la ferme. Emma, la petite fille, est juchée sur la charrette de blé lors des moissons ; on monte tous les ans une piscine en bottes de paille, on se déplace à vélo pour aller voir les copains d’une ferme à l’autre. On regarde le Tour de France et les matchs de foot à la télé, des loisirs populaires qui appartiennent à la fois à l’inconscient collectif et au patrimoine français. Ce sont des petits bonheurs simples que je tenais beaucoup à montrer, au-delà de la besogne écrasante que représente l’exploitation d’une ferme.

au nom de la terre

Au Tribunal, qui leur accorde un redressement judiciaire sur douze ans, Pierre et sa femme sont entourés par d’autres exploitants dans la même situation qu’eux. C’est comme si le monde agricole semblait n’avoir plus que deux solutions – le redressement judiciaire ou le suicide…

Ou les deux. La MSA (la Sécurité Sociale Agricole) estime qu’en France, un nouvel agriculteur se suicide tous les deux jours. C’est sans doute davantage. Depuis « Les Fils de la terre », je reçois régulièrement des mails de familles qui témoignent de la mort d’un parent. Par ailleurs, on sait maintenant que chaque année, dix mille exploitations disparaissent en France.

Dans ce contexte, les femmes sont assez exceptionnelles. Elles travaillent à l’extérieur pour faire bouillir la marmite, s’occupent des enfants, gèrent la comptabilité et sont aussi là pour soutenir leur conjoint. Pourtant, elles sont toujours la cible des critiques des anciens. Quand ça va mal, c’est de leur faute.

« La fumelle ! », comme mon grand-père les appelait… Pour lui, une femme ne peut pas gérer une exploitation agricole. Il n’a jamais accepté ma mère. Les femmes de la terre ont un rôle très important. Elles font le tampon entre des générations qui ne se comprennent pas, qui n’ont pas la même vision du métier, entre mari et fils. Ce sont des battantes. Quand Pierre dévisse dans le film, il faut beaucoup de force pour aller chez un psychiatre avec ses enfants et prendre la décision de faire interner son mari. Veerle Baetens, qui interprète Claire, la femme de Pierre, en rend merveilleusement compte.

Pour rendre compte de l’évolution de la dépression de Pierre, vous n’hésitez pas à utiliser les propres agendas de votre mère dans lesquels elle évoquait l’état de votre père : c’est très intime…

Montrer ces agendas, des photos de nous ou cette vidéo de la fête organisée par mon père en 1994 ne m’a jamais posé de problèmes. Ce sont des documents précieux qui racontent une époque. J’avais déjà utilisé ce matériel dans mon documentaire « Les Fils de la terre ».

Comment votre mère a-t-elle réagi au film et à cette utilisation ?

J’ai protégé ma sœur et ma mère, je les ai tenues informées de la fabrication du film mais elles n’ont pas lu le scénario. Ma mère est fière car ce film rend hommage à mon père, à notre famille, et il lui redonne une voix. Il montre une partie des souffrances que nous avons vécues en silence et dans l’indifférence des institutions et d’une partie de la famille élargie. Car mon père, lorsqu’il se montrait à l’extérieur, montrait son meilleur jour, quitte à jouer le rôle du paysan battant qu’il était auparavant. Il ne voulait pas perdre la face et qu’on voie la moindre faiblesse en lui. C’était une autre histoire quand il était de retour à la maison et qu’il se réfugiait dans le noir, dans sa chambre… Il ne voulait plus voir sa ferme, il ne voulait plus être agriculteur… Ma mère est venue à trois reprises sur le plateau. Elle a adoré l’ambiance. Et puis ses échanges avec Guillaume Canet et Veerle Baetens étaient précieux. Ils ont pu se nourrir de son expérience pour construire leurs rôles respectifs. C’est sans doute plus compliqué pour ma sœur. Mais quoi qu’il en soit mon film est une fiction de cinéma et pas un intermédiaire de psychanalyse pour moi et ma famille.

C’est un film engagé ?

«  Au nom de la terre  » a clairement un message politique, mais dans le sous-texte. C’était très important de ne pas surligner mais d’être précis dans la reconstitution des décors, du matériel, des pratiques de l’époque. Par exemple, on voit que le grand-père pique ses moutons aux antibiotiques. Ce sont de petites touches mais elles sont parlantes. Si le film pouvait éveiller la conscience de nos concitoyens, ce serait formidable.

 


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