« Presque »: un road movie qui réchauffe le coeur

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Ce qui est beau dans le film c’est justement la transformation des personnages tout au long de l’histoire…

BC : Le personnage d’Igor a toute la théorie mais il ne s’est pas encore jeté dans une vie sociale. Il a besoin de Louis pour s’évader de ses livres, de sa connaissance livresque. Louis aussi doit aller vers la vie, il s’est enfermé dans son métier de pompes funèbres.

AJ : Le film est un éloge du quotidien de l’existence dans une époque où on a besoin de se sentir vibrer pour exister. Ça réhabilite les qualités fondamentales de Bernard : une simplicité, une sobriété. La vision de la philosophie ce n’est pas des feux d’artifices et des baguettes magiques. Le film c’est deux êtres cabossés qui essayent d’avancer.

Vous pensez vraiment que la philosophie peut changer la vie ?

AJ : Essayer d’appliquer la philosophie au quotidien me permet d’accepter mon handicap. Pour moi la philosophie a une finalité essentiellement pratique. La quintessence de la philosophie c’est de dire un “oui” plein et entier à la vie.

Et pourtant c’est très difficile de dire “oui” pleinement à la vie. On a toujours envie de dire non à certaines choses de l’existence…

BC : Le “oui” ce n’est pas quelque chose d’acquis, c’est un geste à découvrir et ça fait partie de ce travail comme dirait Georges Gurdjieff, de cette ascèse qu’il faut mener si on veut évoluer, grandir et s’ouvrir.

AJ : Quand je suis trop soumis dans la vie, mon fils me dit d’arrêter de jouer à Igor ! Igor au début du film est un handicapé qui subit. On est jamais légitimé quand on est une personne handicapée. On doit toujours se faire sa place, et c’est ce que c’est d’exister. Le “oui” peut être contestataire mais ce n’est pas un “oui” qui s’oppose, ce n’est pas un “oui” qui revendique mais un “oui” qui est dans l’affirmation de la vie. Et Igor grâce à Louis apprend à sauter à poil dans la vie !

Comment fait-on sur un tournage pour se fondre dans cette collectivité, cette communauté ?

AJ : Ce qui m’a touché c’est de faire partie d’un groupe. On ne dit pas « c’est mon film » mais « c’est notre film ». C’est super de passer du “je” au “nous”. J’avoue que j’ai eu de la peine à retourner à l’exercice individuel de l’écriture ensuite. Sur un tournage on est dans le partage, on voit qu’on tient grâce aux autres. Pour moi c’était un cadeau de me sentir porté par les autres. Il n’y avait aucun jugement. C’était vraiment thérapeutique de parler d’Igor comme quelqu’un d’extérieur à moi. « Igor il est handicapé », « Igor il est fatigué », « Igor il est mal à l’aise avec la sexualité »…. le fait de pouvoir parler du handicap mais avec un léger recul sans nier ce que l’on est c’était formidable. Par contre concernant la direction d’acteurs, cela a été difficile pour moi. Je suis quelqu’un qui a vécu 17 ans en institution où les autres décidaient de la couleur de mes sous-vêtements jusqu’à mes 18 ans. Mais j’ai fait l’expérience d’une direction bienveillante pas du tout comme l’éducateur castrateur.

BC : Sur le plateau j’étais assisté de Philippe Godeau qui m’aidait aussi à réaliser le film. Alexandre subissait la direction d’acteur. Il nous disait qu’il ne comprenait pas ce qu’on lui demandait car nous changions parfois de cap. On se disait les choses pour continuer, pour avancer et pour ne pas garder les choses pour soi. Tout s’est très bien passé évidemment dans le fond mais il a fallu surmonter des écueils dont celui-la.

Qu’espérez-vous pouvoir changer avec ce film ?

BC : On aimerait que le film touche les gens et toucher c’est modifier. Si en sortant de ce film les gens se sentent un peu différents avec une envie de vivre différemment, de vivre moins dans la mécanicité, d’être plus ouverts c’est déjà formidable !

AJ : L’idée est de convertir le regard sur la marginalité et sur l’autre. Et il y a aussi le thème de la mort. Comment être face à cette échéance ? On va crever mais que fait-on de ce temps ensemble ? Je crois beaucoup à la solidarité. La loupe de la caméra s’attarde sur deux personnages mais il y a quelque chose qui dépasse de loin leur individualité. Il y a quelque chose qui est en jeu : nous ne sommes pas autonomes, nous ne sommes pas dépendants. On est appelé à aller vers l’autre.

Est-ce que vous craignez qu’on vous fasse le procès de la bien-pensance ?

AJ : Paradoxalement être rebelle aujourd’hui c’est sortir du cynisme, d’être opposé. Avec Matthieu Ricard et Christophe André on endosse le même reproche d’être des bisounours. C’est être altruiste. Est-ce qu’il n’y a pas un retournement des valeurs vers la doxa qui consiste à dire que ce qui est contre, que ce qui est agressif procéderait d’un réalisme plus fort et plus profond que les personnes qui prônent une solidarité?

Vous avez une définition du bonheur ?

AJ : Pour moi, mais c’est très basique, le bonheur c’est être inscrit dans une dynamique du progrès. Comme dit Igor : ils sont blessés mais ils avancent. Je crois qu’aujourd’hui le pire c’est l’immobilisme. Quand on est enfermé dans des postures sociales ou dans des blessures. Ça c’est une mort interne.

Est-ce que vous avez peur que les situations que l’on vient de vivre, les confinements successifs aient mis à l’épreuve la force du collectif ?

AJ : À mon avis la clef du film c’est l’image de Nietzsche qui dit que nous sommes des bourgeons, le produit d’un arbre. Et je crois que l’individualisme c’est le bourgeon qui s’accapare tout et qui dit : “c’est moi ! Je veux mon bonheur ! J’ai des revendications !” alors que c’est tout l’arbre qui permet l’épanouissement de chaque membre de la société.

Presque, au cinéma le 26 janvier


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