« Faire découvrir le bon, le juste. C’est ça, mon fil rouge. »
Malgré le verglas, elle comptait venir à vélo à notre shooting, ce matin-là. Pour cause de pneu crevé, elle se rabat sur une voiture partagée mais celle-ci n’est pas dotée de matériel de dégivrage. Elle finit par sauter dans un tram puis un métro. Trois ans que Hadja Lahbib a renoncé à la voiture individuelle et modifié drastiquement sa façon de vivre pour contribuer à l’effort écologique collectif. « Non, ce n’est pas facile mais si on n’est pas prêt à changer soi-même, comment exiger que les autres changent ? Comment croire que les choses vont changer ? », analyse-t-elle avec lucidité.
Si, vu d’en haut, son parcours affiche un tracé 100% cohérent, il n’est pas de tout repos au quotidien. Plutôt locomotive que wagon, très exigeante avec elle-même, elle présente le JT à la RTBF depuis plus de vingt ans (JT Soir dès 97 et le JT depuis 2003), mène l’émission Tout le Baz’Art (qui a succédé à Quai des Belges) sur Arte et la Une, tout en réalisant des documentaires et portant des projets pleins de sens, comme celui d’une résidence d’artistes avec potager pour tous à Floreffe.
Elle n’a pas renoncé au reportage de guerre pour autant, auquel elle s’est consacrée de longues années (Afghanistan, Pakistan, Bangladesh…) mais elle attend que ses enfants aient pris leur envol pour retourner ‘au front’… Quand on l’entend raconter qu’elle avait été orientée d’office vers une section professionnelle à 12 ans en raison de son milieu d’origine, on ne peut que ressentir un grand sentiment d’injustice.
Avec le temps, on se rapproche souvent de son enfance. Que gardes-tu de cette époque ?
J’ai toujours vécu avec une grande part d’enfance en moi. J’ai une très bonne mémoire des instants de vie qui m’ont forgée dans mes choix et dans une certaine révolte aussi. J’ai très vite perçu qu’une fille avait moins de droits qu’un garçon. Je sentais que quelque chose m’était interdit ou refusé. Cela a été fondateur. Le regard de l’autre, quand on a les cheveux bruns frisés et qu’on naît dans un pays auquel on n’appartient pas à l’origine, a éveillé en moi des signaux ‘Warning !’.
Je n’avais pas l’inconscience des autres enfants… La quarantaine, c’est aussi parfois voir disparaître des êtres chers. J’ai perdu mon père il y a quelques mois. Je l’ai vu tomber malade, s’amoindrir avec le temps qui prend sa place, qui te retire tout doucement celui que je percevais comme un colosse immortel. Face à mon père malade, j’avais de nouveau 5 ans, j’étais démunie, sans défense. Puis j’ai pris conscience qu’un chapitre de notre histoire familiale était en train de se terminer et qu’un autre devait s’ouvrir, dans le regard de mon père, il y avait de la confiance paisible. Je l’ai embrassé et lui ai dit qu’il pouvait partir. Quand un ancêtre s’en va, un enfant devient adulte peu importe l’âge, il faut porter, transmettre à son tour.
Qu’est-ce que ton père t’a transmis ?
Mon père, c’est mon premier amour, comme pour toute petite fille. C’est lui qui m’a appris le pardon, la tolérance, le respect, la dignité. Il avait un fichu caractère mais il était très apprécié. Quand on a 93 ans, et qu’on est entouré d’amour et d’amitié, on peut dire qu’on a réussi sa vie ! Il a toujours été juste, honnête. Cette droiture, il l’avait dans sa posture, dans son regard, sa façon d’être, dans la rareté de sa parole aussi. On était un peu des contraires pour ça.
Et en même temps, on s’adorait. Le silence avait chez lui autant de poids que les mots. Quand il parlait, par contre, c’était en général droit dans le mille, une vérité historique qu’on gardait précieusement jusqu’à la prochaine.
Qu’est-ce qui a été décisif chez toi pour tracer ta propre voie ?
J’ai vu récemment le documentaire sur Omar Sy. Il dit : « Ma chance, c’est de ne pas avoir eu de chance. » J’aurais pu le dire. Quand on naît dans un milieu auquel on ne s’identifie pas, on sent bien qu’on est différent. Et je me sentais différente au sein de ma fratrie aussi. Mon frère m’appelait ‘l’erreur de réincarnation’ parce que je m’intéressais au bouddhisme et à des tas de choses auxquelles mon éducation et mon origine ne m’amenaient pas.
Là où c’était tout tracé, je n’allais pas. Il m’a fallu des années, un peu moins de révolte à l’égard de mes parents et mon milieu, un apaisement, pour découvrir que nous sommes cinq enfants comme les cinq doigts de la main. Tous très différents, avec une fonction différente dans la famille. Finalement, je me dis que mes parents nous ont laissé beaucoup de champ libre.
Mais la liberté, quand elle est totale, est parfois lourde à porter, non ?
Mes parents ont été déracinés et quand on est déraciné, on repart de zéro, toutes les portes peuvent être ouvertes. Ils ne m’ont jamais dit qu’ils étaient fiers de moi. Mais peut-être était-ce juste parce qu’ils n’attendaient rien de moi ? Le fait d’être sans attente m’a laissé de la liberté. Et cela m’a aussi obligée à ressentir la responsabilité de la liberté.
Quand on est libre, on se prend en mains. C’est beaucoup plus dur parce qu’on doit être son propre guide. À toi de trouver ton chemin. L’angoisse du vide et de se tromper est encore beaucoup plus grande. J’étais très sévère envers moi-même, surtout quand j’étais jeune. Je devais m’assumer seule. Si je doublais, je n’avais plus de bourse, donc j’aurais dû encore plus travailler pour payer mes études.
Dans ton travail de réalisatrice ou de journaliste, on a l’impression que tu tends avant tout ton micro aux personnes qui n’ont pas beaucoup voix au chapitre : les femmes d’Afghanistan, du Kenya, les immigrées de la 1re génération, les artistes…
Comme je voulais être utile au monde, j’ai hésité à étudier la médecine. Quand j’ai pu tendre mon micro, me faire l’interprète de causes justes, j’ai compris que j’étais à ma place en journalisme à l’ULB. Tout prenait un sens. Je me vois comme une messagère, une interprète. Quand je couvrais les conflits, raconter comment l’histoire s’écrit était très grisant. Je voulais montrer qu’en Afghanistan et en Irak, les gens sont comme nous tous : ils aiment leur femme, leurs enfants et ils souhaitent être heureux.
Aujourd’hui encore, dans Tout le Baz’Art, je me fais le relais des artistes qui sont pour moi des baromètres très importants de la société. Je mets un point d’honneur à parler autant de femmes que d’hommes. Et ce n’est pas évident parce qu’elles ne se mettent pas aussi facilement dans la lumière.
Comment gères-tu l’angoisse climatique omniprésente ?
Je réagis en agissant. Je tends vers le ‘zéro déchet’, je suis sans voiture depuis plusieurs années. J’ai deux vélos, un grand pour de longs trajets, un pliant pour mettre dans le coffre d’une voiture partagée, d’un taxi le soir ou dans un tram, un train. Je vis autrement. C’est vrai que je prends plus de temps pour me déplacer. Je suis parfois en retard. Mais au niveau de mon être, de ma conscience et au niveau physique, je me sens mieux.
Avec de nombreux amis, on a aussi planté 100 arbres fruitiers haute tige à Floreffe, où j’ai acheté une ancienne fermette que j’espère habiter un jour. Dans cet écrin de verdure, je souhaite proposer un potager accessible à tous dans les prochaines années. Et je veux faire de cet endroit une résidence artistique pour les créateurs qui se cherchent parce que rien n’inspire plus que la nature. Elle nous ramène à l’essentiel, les saisons, la vie, la mort, le changement dans un rythme ancestral, elle nous pousse à voir loin, au-delà d’une vie humaine. Cela me rassure de voir des arbres qui existaient avant moi et qui seront toujours là après.
L’engagement semble une seconde nature chez toi. Tu débordes de tous les côtés, avec passion…
Oui, c’est vrai. Et ce n’est pas toujours confortable, pour moi comme pour mon entourage. J’ai beaucoup confiance en la vie. Mais entre deux passions, il y a des hésitations, des questions. Quand je sens que ça bloque, c’est une souffrance qui me consume de l’intérieur. Je suis alors capable de perdre 1 kg par semaine.
Et pourtant, à 48 ans, quand je regarde derrière moi, je découvre une étrange harmonie, continuité dont je suis la première surprise. L’équipe avec laquelle on a créé Tout le Baz’Art est la même avec laquelle je travaille sur différents projets depuis plus de 10 ans. Je crois qu’on n’arrive jamais à rien seul, moi j’ai besoin des autres, de leur regard, de mes anges gardiens (les ‘Gabriel’ se reconnaîtront) qui peuvent me dire : « Stop, c’est bon Hadja ! » Et me rappeler que le mieux est l’ennemi du bien !
Tes enfants sont de jeunes adultes de 20 et 22 ans. Comment les accompagnes-tu ?
Ils savent qu’ils peuvent compter sur moi. Je suis très maternelle en fait. Cela fait partie de toutes les contradictions de ma personnalité (rires) car en même temps j’étouffe quand je ne suis que mère et mes enfants le savent aussi. Quand ils sont en blocus ou en examen, je suis là pour faire le ménage, les courses, les repas, relire leurs travaux, les faire réciter, les encourager… C’est un âge qui peut être cruel car l’avenir se dessine à un moment où ne sait pas encore très bien qui on est, où on se cherche encore. Les repères, les rencontres sont d’autant plus importants… Mon rôle est d’être là, de les aider à prendre leur envol.
Est-ce que tu as des peurs ?
« Si tes rêves ne te font pas un peu peur, c’est qu’ils ne sont pas assez grands », je ne sais pas de qui est cette phrase, mais elle me parle. Elle pousse à avoir de la perspective, à fuir cette peur qui peut être paralysante et nous amener à stagner dans un train-train quotidien confortable et ennuyeux… Je préfère la peur à l’ennui. Changer, quitter sa zone de confort, ça ne se fait pas sans peur raisonnable, sinon c’est de l’inconscience. La première peur que l’on éprouve, me semble-t-il, est celle de la fin. On a tous peur de la mort mais on ne peut vivre pleinement que quand on l’a acceptée.
Est-ce que c’est plus compliqué de vieillir à l’écran ?
Je n’ai jamais voulu me retrouver devant la caméra, on est toujours venu me chercher. Et dans mes projets personnels, je suis derrière la caméra. J’ai toujours eu du mal à me regarder. Passer à l’écran, pour moi, c’est toujours une épreuve et en même temps une thérapie, parce que je suis obligée de m’accepter avec mes défauts.
Il n’y a rien de plus cruel que l’œil d’une caméra pour mesurer à quel point on vieillit d’année en année… Et il y a une inégalité de traitement entre les hommes et les femmes. On critiquera moins un homme avec des rides et des cheveux blancs qui continue à faire de la télé. J’aimerais voir plus de femmes âgées dans les médias, et partout ailleurs ! D’autant que, personnellement, je me sens plus jeune aujourd’hui, un peu comme ces peintres qui se rapprochent en vieillissant de la beauté brute et naïve d’un dessin d’enfant.
Adamo, légende vivante
Auteur de trois documentaires épatants sur des femmes, Afghanistan – Le Choix des Femmes (2007), Le cou et la tête (2008) au Kenya et Patience, patience, t’iras au paradis (2014 – www.patience-patience.com), Hadja Lahbib coréalise en ce moment un film sur Salvatore Adamo. « C’est une commande qu’a reçue Wilbur Leguebe, réalisateur de la RTBF à la retraite. Voyant la connexion que j’avais pu établir avec Adamo en peu de temps, au cours de Tout le Baz’Art, il m’a demandé de coréaliser avec lui. Adamo est un homme fabuleux, très talentueux, charmant. Cela me plaît de le faire redécouvrir. De dire au public belge qu’on a encore chez nous un monstre sacré de la chanson, une star internationale. »
Crédits Photos : © Emmanuel Laurent