La bière à table

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Si le vin a acquis dès son origine un statut mystique, il n’en est pas de même pour la bière. Ce manque de référence divine handicape un peu le rapport des hommes à la cervoise lorsqu’il s’agit de la mêler à la gastronomie.

Par Eric Boschman

La bière à table, dans les grands restaurants, c’est le fantasme de l’industrie brassicole depuis quelques années, pour gagner une reconnaissance sociale. La tendance actuelle dans les bons bars à bières reprend la plupart des codes de service abandonnés par l’industrie vinicole depuis une vingtaine d’années, ainsi voit-on souvent les bouteilles de bières de qualité arriver dans des paniers à table. Et le sommelier d’ouvrir la chose comme le dernier carat du plus gros diamant du monde, parce que la bière, à la différence du vin, demande du repos…

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Pour que la bière sorte de ce ghetto où les hommes savent pourquoi mais rarement comment, il y a quelques clefs simples à appliquer. Si on la cuisine, on l’ajoute à cru et en fin de cuisson. Si on la propose à table, jouons-la au même niveau que le vin : dans des verres à dégustation à vin, à des températures identiques plus ou moins aux vins et dans les mêmes volumes.

La bière étant un vin comme les autres, cessons de nous poser des questions idiotes de sémantique ou de positionnement à propos de ses officiants. Le rôle du sommelier dans un restaurant est de s’occuper de tous les liquides, de l’eau au café en passant par le vin, la bière, les alcools et même les cigares. Le zythologue est un sommelier, et pas qu’un sommelier bière, un sommelier tout court à part entière. D’aussi loin que je m’en souvienne, dans les concours de sommellerie, et pas qu’en Belgique, il y a toujours eu des questions à propos de la bière. C’est donc qu’il y a une formation commune.

Proposons les bières dans les menus vins compris, sortons-la des estaminets enfumés ou des produits pseudo hype que l’on se doit de boire directement à la bouteille. Laissons-lui vivre une vie au soleil, pas glacée, à bonne température, en combinaison avec des mets compréhensibles, pas des taches de sauce sur une assiette de miniatures dignes d’un train Marklin HO. Allez, santé, et comme le dit Jeff Bodart, « le bonheur c’est facile quand on y met du sien » !

La bière prend des rides et ça lui va bien…

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 Cela fait quelques années, en fait non, cela fait depuis toujours, que nous, Belges, de tous les peuples de la Gaule les plus amateurs de cervoise, laissons vieillir nos bières les plus exceptionnelles. Ma grand-mère, qui ne buvait que les jours fastes, avait dans sa cave des bouteilles de gueuze qu’il fallait remonter précautionneusement dans un panier à vin, en maintenant une inclinaison à 45° sous peine de se faire tancer.

C’est un peu flou dans ma mémoire, mais je crois que certaines de ses bouteilles avaient plus de dix ans. Aujourd’hui, le phénomène gagne joyeusement le monde de la bière d’Abbaye et les aficionados de Westvleteren, Orval… se ruent sur les vieux « millésimes » de leurs favorites, un peu comme les Monty Python à la poursuite du Graal.

On trouve facilement, pour le moment, dans les brocantes et autres marchés aux puces, des stands proposant de vieilles bouteilles de Trappiste pouvant atteindre les 25 euros pour un flacon d’une vingtaine d’années. Le débat est entier, car d’une part les « ambassadeurs » d’Orval, par exemple, acceptent un petit vieillissement de deux ou trois ans, mais guère plus sinon le produit devient « déviant » à leurs papilles.
D’autre part les monomaniaques de la bière à l’anneau d’or, eux, se damneraient pour une bouteille de dix ou vingt ans, sans pour cela crier à la perte de saveur. Bien au contraire, ils sanctifient les nuances et le caractère particulier qu’acquièrent les saveurs de base de la cuvée.

Lentement…

A Bruxelles, le très célèbre Jean Van Roy, de la mondialement réputée brasserie Cantillon, entrepose dans des galeries mises à disposition par la ville pour trente ans, des flacons de gueuze, du lambic, de la Kriek Lou Pepe qui sortiront de l’ombre dans quelques décennies. Histoire de démontrer que certaines bières d’exception ont cela en commun avec des vins du même niveau : de pouvoir vieillir hors des délais normalement impartis à ce genre de produits. A l’heure où tout va de plus en plus vite, la bière comme le vin est un produit de rotation autant que de volume. Pourtant la nature et quelques brasseurs talentueux montrent allègrement le contraire, ce qui permet aux bières de fermentation spontanée, comme les lambics, de vieillir très longtemps.

Cela se résume en deux termes techniques : d’une part la dextrine produite naturellement durant le brassage, d’autre part les brettanomyces. Vu que la première résiste aux levures classiques, c’est la seconde, dans sa souche bruxellensis, qui va se taper le boulot tout doucement. La bière devient un peu plus sèche, un peu à la manière des vins qui mangent leurs sucres, mais elle gagne en profondeur. Ajoutez à ces deux éléments une belle acidité et vous comprendrez en partie les clefs du vieillissement. Comme pour les vins, les bières sucrées, sans acidité, ne vieillissent pas du tout.

C’est un choix, d’autant que le vieillissement est là pour apporter d’autres arômes, pas forcément pour améliorer des produits bien équilibrés, mais bien pour développer des parfums, des saveurs qui ne sont pas dans les produits au départ. C’est en fait là que le débat fait rage, amélioration ou déperdition, seuls les palais feront la différence. Pour ma part, un Orval de 99 et un vieux Lambic Bruocsella de Cantillon de la même année ont fait mon bonheur il y a peu, mais je suis un sauvage…

Quelques bières à vieillir

Tournay Noire

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 Tournai, sa cathédrale aux cinq clochers et aux quatre sans cloches. Avant de parler du produit, il faut évoquer une belle histoire qui débute en 1753. Mais c’est surtout en 2004 qu’après 35 ans d’inactivité, surfant sur la vague des bières spéciales, que le second fils du dernier brasseur, associé à son cousin, décide de relancer la production sur place. Un sacré pari, pour un résultat exceptionnel. La noire, est une véritable bombe de saveurs et de parfums. Pas le genre de bière que l’on boit entre deux mi-temps de foot, mais bien pour assister à un sprint massif au bout d’une étape en ligne. Une bière qui reconstitue, c’est sûr. Avec son haut degré, quatre malts, deux houblons, elle fait immanquablement vibrer la corde sensible des amoureux de Stout. Longue en bouche, son amertume en fin de palais lui confère une longueur hors du commun.
www.brasseriedecazeau.be

Rochefort 10

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La religion et les légendes ne font pas forcément bon ménage. Les Trappistes sont des moines d’obédience cistercienne, enfin genre, c’est un rien plus complexe que cela. Sachez simplement qu’ils vouent un profond respect aux travaux manuels et que la communauté a abandonné l’agriculture à Rochefort en 1960. Mais comment résumer une histoire qui commence en 1595 et produit plus ou moins 300 hectolitres de bière par semaine aujourd’hui ?

Une robe noire, enfin disons rouge foncé plutôt que noire et une mousse ambrée. Voilà pour la description. Au nez, des odeurs de malt grillé, une note café, de réglisse même, de la vanille et aussi de la badiane. En bouche, une belle amertume, due au côté très torréfié du malt, et une longueur crémeuse étonnante… Ce sont les deux caractéristiques essentielles au niveau de la bouche, mais on pourrait en dire un tas de choses, tant c’est intense et complexe. 2013 c’est l’année noire, celle où l’administration autorise la carrière qui se situe à proximité à s’étendre et à changer le cours de la Tridaine, la rivière qui alimente par gravité naturelle la brasserie et la ville de Rochefort. L’année où l’on remplace un système naturel et peu onéreux par une mécanique artificielle, forcément limitée dans le temps, nettement plus énergivore et plus chère à l’usage. 2014 semble avoir été l’année de l’abandon du projet, mais, connaissant notre joli royaume, le pire est toujours à venir…
www.abbaye-rochefort.be

Cantillon Gueuze 100 % Lambic Bio 5 % Vol

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 Le lambic est la base de la gueuze. La seule bière de fermentation spontanée du monde. Un véritable trésor que les Bruxellois négligent bien trop souvent. Lorsque l’on évoque la capitale, souvent, on se limite à quelques symboles mais rarement à cette bière. Certes, elle n’est pas élaborée qu’à Bruxelles, elle est aussi produite dans le Pajottenland, jusqu’à Rebecq. Bref, cette Gueuze vaut largement son pesant de cacahuètes. Le genre de bière que l’on ne peut pas mettre dans toutes les bouches car elle demande une petite culture, une très grande ouverture d’esprit pour ceux qui n’auraient pas eu le bonheur d’avoir une grand-mère qui élevait quelques bouteilles de vieille gueuze au fond de sa cave. Pour les autres, vous savez de quoi il s’agit, vous expliquerez à vos amis. Merci pour eux.
www.cantillon.be

La Gravos

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Celle-ci est une blonde hesbignonne, disponible uniquement dans 5 établissements aux environs de Hannut. Une chouette idée née dans l’esprit de dix amis, propriétaires de 5 restaurants et brasseries. A ma connaissance, c’est relativement unique. Avis aux collectionneurs et autres beer geeks, il faudra se rendre sur place pour trouver cette jolie blonde tirant vers le roux, ronde, aux arômes d’agrumes, à la belle amertume en fin de bouche qui titre aux environs de 7°. J’ai juste un petit regret : que le nom de la Brasserie du Flo ne soit pas indiqué sur l’étiquette, parce que cette petite unité de production est à la fois un centre didactique et une brasserie artisanale. Mais bon, maintenant vous le savez et lors de votre prochaine escale en pays hannutois, vous saurez qu’un petit crochet par là sera très utile à vos papilles et à votre sourire.
La Galantine, Chaussée de Hosdent 3, 4261 Latinne, Tél : 019/69 83 95



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