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Quand on n’a que l’humour à s’offrir en partage

L’humour semble avoir disparu de la circulation en même temps que la covid a fait son apparition. Peu d’éclats de rire en guise de souvenirs de la période traversée. Peu d’humoristes en exercice sur les ondes. Peu de sens de l’humour en activité. Gravité de la situation oblige. De toute évidence, ce n’était pas le moment de rire, n’est-ce pas ? En fait … si, justement.

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Une métaphore visuelle pour commencer

Avez-vous déjà réalisé que la couleur grise était une illusion d’optique ? Son apparence est en effet le résultat d’un savant mélange de couleurs primaires (jaune, rouge, bleu) ou complémentaires (rouge et vert par exemple). Les plus mystiques d’entre nous verront peut-être dans cette propriété intrinsèque de la nature une invitation à prendre du recul avant de qualifier de « gris tout pourri » les situations que nous rencontrons.

C’est ici précisément la première fonction de l’humour. Malgré ses airs frivoles, nous allons voir que le rire authentique agit comme un prisme optique pour dépasser l’espace d’un instant l’évidence de la grisaille, tout en permettant à des vérités primordiales de se révéler.

Dans la mythologie grecque, l’arc-en-ciel est le symbole d’Iris. L’allure multicolore de la déesse pourrait laisser penser qu’elle est tout bonnement joyeuse de nature. Ce serait oublier la subtilité des récits de l’Antiquité. Notre monde étant celui de la dualité, rien n’y existe sans son pôle opposé (le bien et le mal, le vide et le plein, le rouge et le vert…). Si Iris s’efforce à la joie, c’est en compensation d’une immense tristesse éprouvée. En cause, l’absence de sa sœur jumelle à jamais condamnée aux Enfers.

Le sourire en coin de Bouddha

Au lieu de se morfondre sur son sort, Iris a donc décidé de toujours veiller à dissiper le gris. Regarder chaque jour le monde avec un brin d’humour, c’est faire le même choix qu’elle … et que Bouddha. Généralement représenté avec un petit sourire au coin des lèvres, le faciès de ce sage légendaire traduit l’attitude qu’il préconise face à la vie : prendre les choses simultanément avec sérieux et légèreté.

Pour ce faire, deux solutions s’offrent à nous : se dévouer avec assiduité à une discipline méditative ou … chausser les lunettes de l’humour. Dans le second cas, on opte volontairement pour une vision du monde particulière, un paradigme comparable à celui véhiculé par exemple par des films comme « Intouchables » avec Omar Sy ou encore « La Vita è Bella » de Roberto Benigni.

Dans le second chef-d’œuvre cinématographique, un père fait croire à son fils que le camp de concentration allemand où ils ont été déportés est le décor d’un jeu grandeur nature avec un char d’assaut à gagner à la clé. Faire rire sur la période la plus dramatique de l’histoire contemporaine, il fallait oser. D’autant plus qu’à l’époque de sa sortie, de nombreux survivants de la Shoah étaient encore parmi nous. Malgré tout, la fable humoristique fut bien accueillie.

Mieux, l’œuvre semble avoir joué un rôle cathartique sur la société. Comme si rire ensemble des ombres qui hantent nos non-dits a permis à l’inconscient collectif de se réapproprier un peu de son histoire. A noter au passage que la combinaison drame-humour (deux genres à priori opposés) n’est pas sans rappeler l’état d’esprit à adopter selon Bouddha. Peut-être ce dernier aurait-il ainsi été un adepte des comédies dramatiques.

L’humour comme outil thérapeutique

N’en déplaise à une certaine bien-pensance ambiante, l’humour a sa place dans nos vies en toutes circonstances. Pour le prouver, passons de la fiction à la réalité. Un célèbre psychiatre dénommé Viktor E. Frankl a témoigné en 1946 des vertus de l’humour au sein des camps de concentration (les vrais) dont il était lui-même rescapé.

Son récit figure aujourd’hui encore parmi les dix livres les plus influents aux Etats-Unis. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le sens de l’humour n’était pas en reste à Auschwitz malgré les conditions de vie inhumaines des prisonniers.

Frankl en a conclu que « l’humour aide à garder une certaine distance à l’égard des choses et qu’il permet de se montrer supérieur aux événements, ne fût-ce que pour quelques instants ». C’est le sens également des propos de Romain Gary quand il dit que l’humour est une affirmation de la supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive.

C’est ainsi que Frankl et ses codétenus imaginaient régulièrement des scènes amusantes qu’ils pourraient vivre après leur libération. L’ampleur du contraste pressenti entre le faste de leurs potentiels futurs dîners mondains et leur misérable condition de l’instant rendait ces récits drôles à leurs yeux, raconte-t-il. Par ces quelques projections de l’esprit, ils ne se laissaient pas réduire à leur statut de victime.

L’héritage de Frankl est un cadeau du ciel. Ce médecin, survivant des camps, nous donne l’autorisation et la recommandation de rire quelles que soient les composantes grisâtres du destin qui se présentent à nous – en ce compris l’âge, la ménopause, les rides… et même la covid.

C’est dans « le sens de l’humour ou cette capacité à voir les choses avec une certaine distance » que résiderait notre libre-arbitre selon lui. Si l’on ne peut pas toujours changer le cours des événements, nous aurions le choix de notre attitude face à eux. Sur base de cette théorie labelisée « testée et approuvée », il fondera même sa propre méthode thérapeutique, la logothérapie.

L’humour comme outil philosophique

Un philosophe de grande renommée a consacré un essai entier à la topique du rire. Il s’agit du prix Nobel Henri Bergson. Son postulat de départ est que l’humour a le pouvoir de nous sortir ponctuellement de nos automatismes rigides pour nous rapprocher notre moi authentique. Par conséquent, un rire sincère génèrerait un rappel momentané à soi-même, nous rendant plus vivant que machine le temps d’un instant. On remarquera ici encore le rôle primordial attribué à l’humour.

D’aucuns auront pourtant noté qu’il est plus difficile à pratiquer en société qu’il y a quelques années. Les humoristes de métier disent appréhender désormais à chaque audace le jugement peu nuancé des tribunaux populaires que sont devenus les réseaux sociaux.

Seuls quelques intellectuels isolés semblent s’inquiéter de la parole aseptisée et de l’auto-censure qui risque de résulter d’une telle configuration. Pourtant, n’est-il pas dommageable de concevoir toutes prises de parole publique à partir d’une poignée d’individus incapables de lire entre les lignes ? N’est-il pas foncièrement dangereux pour une société de se prendre sans cesse au sérieux ?

L’humour même par l’image et le partage de mèmes

Heureusement, l’humour a toutefois réussi à trouver une voie jusqu’à nous au cours de l’année écoulée. Je pense notamment au compte Instagram de la journaliste Mamouz, passé de 5000 à 77.000 adhérents en quelques mois.

Le concept est simple : quotidiennement, elle y partage des images revisitées au troisième degré en lien avec notre actualité. Ce genre de supports visuels porte le doux nom de « mèmes ». Un exemple parmi les 15.000 publiés sur ce compte à date (tout de même): une photo avec en surimpression le texte « Confiné cherche confinée pour confinisse ensemble ».

Ce qui aurait pu s’apparenter à du simple divertissement en d’autres temps a été reconnu trésor national en 2021. Mamouz (Julie Mamou-Mani de son vrai nom) a en effet été choisie pour incarner l’une des 109 Mariannes représentant la République française actuelle.

Au-delà de son effet sur notre moral, l’Instagram de la dame a su créer du lien social. Grâce à lui, des milliers de citoyens abasourdis ont pu rire ensemble de leurs traumas quotidiens (vous connaissez celle des mères de jeunes en pleine santé que l’on prive de liberté du jour au lendemain ?).

Liker ce genre de trouvailles humoristiques sur notre téléphone portable fut l’occasion de rappeler à nos inconscients que nous étions capables de distance et de discernement. Autrement dit, nous n’étions pas simplement des automates assignés à résidence en train de suivre mécaniquement des règles parfois biscornues. Voici comment, l’air de rien, un médium en ligne à première vue superficiel et superflu a pu jouer une réelle fonction sociétale.

L’humour n’est pas une blague

L’autodérision (ou la capacité de se tourner soi-même en dérision) est un bien immatériel inestimable du patrimoine belge – et donc de l’humanité. Il nous place en ethnologue de nous-mêmes lorsque le sens des événements nous échappe. Il nous permet de vivre notre vie à fond sans trop s’identifier à elle en cas de revers.

« Le sens de l’humour s’acquière en maîtrisant l’art de vivre », a aussi écrit Viktor Frankl. Fort de nos 50 années d’existence et d’expérience, nous sommes sans doute plus aptes que nos cadets à transcender les rideaux anthracites qui obstruent parfois notre vision. Ainsi nos enfants comptent-ils peut-être sur nous pour les encourager à retrouver le chemin de la vanne et la philosophie qui l’accompagne. Et si nous étions leur clé d’accès privilégiée à la représentation du monde louée par Iris, Bouddha, Henri Bergson, Roberto Benigni et Mamouz ?

Il nous faut retenir que chacune de ces figures plaide à sa façon pour le rire à tout prix et sans restriction. Comprenez ceci : vous venez de recevoir une convocation à offrir en partage de l’humour quel que soit le niveau de circulation du virus et de ses charmants mutants à la rentrée, sous un ciel irisé de Californie ou des nuages gris menaçants, assis à plusieurs autour d’une table ou séparément derrière un écran.

Conseils de lecture :

  • « Découvrir un sens à sa vie grâce à la logothérapie », de Viktor E. Frankl

Témoignage majeur sur la possibilité de transcendance par le sens et par l’humour

  • « Le Rire », de Henri Bergson

Essai philosophique de référence, le seul à date dédié exclusivement au rire

  • « PTDR : Pour une Thérapie Du Rire », de Julie Mamou-Mani

Enquête sur l’humour de la journaliste et influenceuse Instagram @Mamouz

Sélection de comédies dramatiques :

  • « La Vita è Bella » de Roberto Benigni
  • « Intouchables » et « Hors normes » d’Olivier Nakache & Éric Toledano
  • « Les Invisibles » de Louis-Julien Petit
  • « La Fabuleuse Mme Maisel » (série, Amazon Prime)

Mes remerciements à l’autrice Amala Klep Kremmel de m’avoir initiée à la figure mythologique d’Iris.


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